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Entretien du 10-05-2010
Stefan Seidendorf
Chargé de recherches à l'Institut franco-allemand de Ludwigsburg

Les réactions en Allemagne face à la crise grecque relèvent de craintes collectives liées à des convictions macro-économiques

 Sur quoi porte le nouveau recours déposé devant le Tribunal constitutionnel de Karlsruhe ? A-t-il des chances d’aboutir ?

L’argumentaire des quatre professeurs qui ont déposé un recours devant le Tribunal constitutionnel reprend, en gros, les arguments initialement formulés lors d’une première plainte contre l’établissement de l’euro (1997) et contre les Traités de Maastricht (formulé en 1992) et de Lisbonne (déposé en 2008). Si la Cour n’a jamais rendu de décision en faveur des plaignants, ceux-ci ont néanmoins obligé le Tribunal à préciser et à développer sa doctrine en matière d’intégration européenne.

Le recours actuel est basé sur l’article 125 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (pas d’obligation mutuelle de garantir les déficits d’un des Etats membres de la zone euro, pas d’obligation de l’UE – en tant qu’Union – de garantir ces déficits), ainsi que sur la doctrine des arrêts Maastricht et Lisbonne du Tribunal constitutionnel : l’Union monétaire sera une union monétaire, c’est-à-dire basée sur la stabilité de la monnaie commune, et non pas sur la solidarité entre ses membres, ce qui pourrait induire des transferts de fonds d’un pays aux autres. Cet arrêt est basé sur deux principes de la constitution allemande (loi fondamentale).

Le premier est une provision qui garantit le patrimoine des citoyens (Art. 14). Selon le recours déposé devant le Tribunal contre l’aide à la Grèce, la grande masse de monnaie nécessaire pour aider le pays (et potentiellement d’autres pays en difficulté) mènera à terme à une dévaluation de la valeur extérieure de l’Euro, ou, en d’autres termes, à l’inflation. Le patrimoine des citoyens perdra par conséquence de sa valeur, sans que l’Etat allemand puisse empêcher cette évolution. Le deuxième principe évoqué par le Tribunal dans ses jugements antérieurs et à présent avancé par les professeurs est plus fondamental. Il concerne l’autorité du parlement fédéral, le Bundestag, sur le budget allemand. Avec le pouvoir de contrôle du gouvernement et le pouvoir législatif, il s’agit là d’une des trois prérogatives de tous parlement démocratique. Si le Bundestag ne peut plus contrôler et garantir les dépenses que l’Allemagne sera amenée à consentir "grâce" aux pays membres de la zone euro en difficulté, alors la constitution allemande serait violée dans un de ses fondements.

C’est sur ce dernier point que l’attention se focalise. Concernant l’article 125 du traité européen, le Tribunal se prononcera très probablement en coopération et en conformité avec la Cour de justice de l’UE. Il ne prendra pas le risque d’un désaccord majeur avec la Cour de Luxembourg, ce qui porterait du coup sur la concurrence des compétences entre les deux tribunaux et poserait la question d’une rivalité des Cours. Si les arguments avancés sur l’article 125 du traité européen semblent donc peu convaincants et consensuels, les articles concernant la constitution allemande posent un problème plus sérieux. Si la constitution garantit dans son article 14 le patrimoine de ses citoyens, elle n’évoque pas en revanche l’inflation ou tout autres phénomènes macro-économiques. Il semble donc très peu probable que le Tribunal puisse suivre l’argumentation des plaignants. Reste la question des compétences du Bundestag, qui est en vérité la question de la souveraineté démocratique. C’est sur se point qu’il est très difficile de prévoir la décision des juges, d’autant que cette question a constitué un des éléments décisifs de leur argumentation antérieure.

Il faut enfin préciser que le Tribunal a refusé le 7 mai d’interdire l’exécution immédiate de la loi qui établit l’aide pour la Grèce. Ce qui signifie qu’il a rejeté le recours en urgence des quatre professeurs, mais a accepté leur plainte sur le fond. Nous possédons ici un indice quant à l’avis de la Cour. Dans le scenario "du moindre mal", le Tribunal pourrait décider que la stabilité de la monnaie commune (et non pas la situation en Grèce !) en tant que telle – argument mis en avant par la Chancelière pour justifier sa proposition de loi - est plus importante à garantir que le préjudice potentiel subi par les plaignants.
Malgré ces indications, le suspens reste entier…

Le Parlement allemand vient d’adopter le plan d’aide à la Grèce. Elections en Rhénanie-du-Nord-Westphalie, manque de courage politique d’Angela Merkel, désaccord au sein de la coalition ou opinion publique allemande opposée à toute aide…comment expliquer ces tergiversations ?

Le comportement d’Angela Merkel dans la crise était guidé par un raisonnement relativement simple et – de son point de vue – rationnel. Il n’a d’ailleurs pas beaucoup changé depuis le début de la crise. La situation de la zone euro, telle qu’elle est définie par les traités, n’établit pas une union budgétaire ou fiscale, mais une union monétaire qui exclut les subventions directes pour ses membres. Toutefois, une menace pour la stabilité de la monnaie (donc une menace pour tous les membres de la zone euro) justifierait une action de l’Union et des pays membres. C’est ce qui est arrivé la semaine dernière.

Les motivations qui ont inspirées ce comportement contiennent un peu de tous les points mentionnés dans la question : des considérations sur la politique intérieure et l’opinion publique, mais aussi des considérations sur la politique européenne et le rôle de l’Allemagne comme principal contributeur à chaque plan d’aide, sans pour autant gagner en contrôle sur l’utilisation de ces fonds.

Si le résultat des élections régionales semble confirmer les craintes d’Angela Merkel, il ne peut expliquer, à lui seul, la campagne véritablement nationaliste d’une partie de la presse. Elle a pu prendre une telle ampleur et a trouvé un tel écho, parce qu’elle réunit deux éléments : elle exprime des craintes collectives (d’une hyper-inflation massive, subie deux fois par les Allemands durant le 20ème siècle) liées à des convictions macro-économiques toutes aussi consensuelles, à savoir que l’équilibre budgétaire et la politique économique de stabilité sont garants d’une croissance qui à long terme est bénéfique pour tous les citoyens.

A ceci s’ajoute un élément nouveau : l’Allemagne n’a pas connu de débat sur l’intégration européenne ou l’euro – contrairement, par exemple à la France lors des référenda de Maastricht et du traité constitutionnel. Ceci ne veut pas dire qu’il n’y a pas d’euroscepticisme en Allemagne. Le sentiment de peur face à un système devenu trop grand et trop cher, incontrôlable par les procédures démocratiques établies, et plutôt "agent de globalisation" que protecteur des effets indésirables de cette dernière, existe depuis longtemps. Le manque de débat public sur ce sujet de préoccupation a pour effet que le niveau du débat ne dépasse que très rarement le niveau le plus bas de préjugés, de ressentiments, et de repli sur soi. Certains milieux politiques, notamment dans le parti chrétien-démocrate, craignent que l’ignorance de ce discours puisse mener à l’avènement d’un parti populiste frôlant l’extrême droite, eurosceptique et nationaliste.

Le modèle économique allemand, fondé sur les exportations, est l’objet de nombreuses critiques. Vous semblent-elles justifiées ?

Si l’on critique le modèle économique allemand, la prudence s’impose : tout d’abord, un "modèle économique" ne se change pas du jour au lendemain. Il s’agit ici plutôt des traits caractéristiques de l’économie d’une région, dont les structures se développent sur le moyen et longe terme (parfois depuis le XVIII° s.). L’action politique peut certainement renforcer ou ralentir quelques aspects d’un tel modèle. Cependant, il semble difficilement concevable que tout le caractère d’un modèle économique soit à la disposition de l’action politique.

De ce constat s’ensuit aussi une analyse plus nuancée quant aux problèmes que l’économie allemande pose à l’euro. Ce n’est ni la compétitivité allemande, ni les exportations allemandes qui posent problème, mais plutôt l’excédent des exportations sur les importations, ou, en d’autres termes, le manque de croissance intérieure de l’Allemagne. C’est sur ce point que la critique devrait porter.

Quant à la crise grecque, les statistiques falsifiées, la corruption endémique, et le refus de payer l’impôt dans un système qui incite à la fraude ne sont pas le résultat des exportations allemandes. De même, la perte systématique de confiance dans le système politique et administratif grecque et son incapacité à se réformer ne sont pas liées au modèle économique allemand.

Les réformes ayant été menées en Allemagne, à la base selon certaine observateurs de la nouvelle compétitivité allemande, se sont beaucoup plus imposées à cause de facteurs démographiques et de transformations du système productif (mondialisation) que du fait de la volonté de "dominer la Grèce" ou de gagner la bataille des exportations.

Cependant, dans une perspective macro-économique, chaque déséquilibre nuit au bon fonctionnement du système économique. De même, l’idée selon laquelle un seul modèle économique puisse convenir à tous les membres de l’union monétaire, et doive donc être appliqué contre vents et marées, est discutable. Les résultats pourraient ressembler à ce que le FMI a expérimenté dans la première partie des années 90, c’est-à-dire des réformes menées sous un aspect purement économique, sans prendre en compte des facteurs sociaux et politiques. Dans une union d’Etats souverains, les conséquences sociales notamment pourraient s’avérer dangereuses pour l’existence même de cette union. Ces intérêts de long terme doivent aussi entrer dans la réflexion des décideurs allemands.

Quels pourraient être les moteurs de la reprise allemande ? L’Allemagne va-t-elle tirer certaines leçons de la crise et réorienter son modèle économique, notamment vers la demande intérieure ?

Comme déjà évoqué dans la réponse précédente, il me semble difficile de changer un modèle économique (en phase de crise, qui plus est). Cependant, la volonté de corriger quelques excès et défaillances qui ont eu leur part de responsabilité dans la crise actuelle se fait davantage ressentir. Outre les « suspects usuels », tel les agences de notation, les marchés de dettes et le commerce de produits « toxiques », l’élément qui pourrait plus directement concerner les exportations allemandes concerne les garanties bancaires trop facilement accordées aux Grecs pour importer des biens allemands, à crédit bien entendu. Le système qui permettait à un exportateur allemand ayant des doutes sur la nature des crédits avancés par son partenaire grec, de se lancer quand même dans un commerce a clairement eu des effets négatifs. Cela permettait, en gros, de profiter de la garantie d’une banque allemande (souvent publique) pour dédommager l’exportateur (allemand) si l’importateur grec se trouvait en situation de faillite. Le risque pour l’exportateur allemand était clairement diminué, avec comme conséquence des exportations basées parfois sur des chiffres fantasques. Ici, une réforme du système semble s’imposer : la prise en compte que des exportations à l’intérieure de la zone euro ne représentent pas le même danger pour un producteur que des exportations dans des zones « à risque », et que par conséquent, c’est aux exportateurs de s’informer sur leurs partenaires commerciaux.

Un deuxième argument, concernant la relance de la demande intérieure, me semble moins convaincant. Le parti libéral (FDP) au gouvernement avec les chrétiens-démocrates d’Angela Merkel, milite pour une réduction d’impôts qui pourrait, à terme, relancer la demande. Tous les chiffres disponibles (estimations d’impôts, d’évolution du budget, d’évolution de coûts sociaux et de la croissance) ne semblent toutefois pas indiquer qu’il existe une marge nécessaire pour une baisse d’impôts sensible. Si l’on considère de plus la nouvelle législation allemande relative à l’interdiction de créer des déficits publics structurels, législation applicable dès 2011 et complètement en place en 2013, le budget allemand ne contient pas vraiment les marges nécessaires pour mener une politique volontariste, incitant à la consommation.

Une autre piste, peut-être plus prometteuse, viserait des projets d’investissement décidés dans le cadre européen, portant sur des projets d’avenir (transformation écologique, développement durable, nouvelles technologies). Si de tels projets pouvaient avoir lieu dans un cadre européen institutionnalisé et structuré, ils pourraient constituer le début d’une politique européenne économique, à défaut d’un gouvernement européen économique.

Que signifie la "gouvernance économique européenne" du point de vue allemand ?

Pour Angela Merkel, le "gouvernement économique", ce sont les chefs d’État et de gouvernement de la zone euro. Ainsi, l’idée qu’une zone dotée d’une monnaie commune, et donc d’une politique monétaire unique, ne peut, à terme, se priver d’une harmonisation des politiques fiscales et budgétaires fait son chemin. Wolfgang Schäuble, l’actuel ministre des Finances était parmi les premiers à utiliser le mot "gouvernement économique". Cependant, pour l’Allemagne, une politique commune ou supranationale semble complètement exclue dans ce domaine. Nous devons donc déduire que le gouvernement allemand pense plutôt à une coordination intergouvernementale accrue, renforcée par une réglementation approfondie, consistant en particulier en des sanctions automatiques et sévères en cas de non-respect des règles. D’un point de vue allemand, c’est aussi ici qu’un compromis avec les positions françaises semble le plus probable.


 

Informations sur Stefan Seidendorf
Chargé de recherches à l'Institut Franco-allemand de Ludwigsburg (Deutsch-Französisches Institut, dfi), Stefan Seidendorf est spécialiste de l'intégration européenne et des relations franco-allemandes. Docteur en sciences politiques, sa thèse porte sur l’européisation des discours identitaires nationaux, en France et en Allemagne. (publiée aux éditions Baden-Baden en 2007).

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