Le Cercle des Européens...
Pour une Europe réunie...
Dans son dernier rapport sur l’élargissement, la Commission redoute "un essoufflement du processus d’adhésion de la Turquie". Quelles en sont les manifestations ? Faut-il l’analyser comme la conséquence des tergiversations et des réticences européennes quant à l’adhésion turque ?
A mon sens, la deuxième partie de la question suggère, en effet, une analyse correcte de la situation. L’essoufflement et la fatigue sont absolument palpables du côté de la Turquie comme de l’Union européenne. Les acteurs de la société civile turque sont lassés par ce processus, inquiets et moins mobilisés qu’auparavant. Ils prennent donc moins appui sur le processus d’adhésion pour soutenir leurs propres revendications en matière d’Etat de droit, de justice ou de droits de l’Homme. Le groupe des Verts au PE s’est réuni en novembre dernier à Istanbul et nous avons été frappés par le discours de journalistes, responsables associatifs, syndicalistes ou autres têtes de réseaux qui commencent sérieusement à perdre espoir qu’un jour la Turquie fasse partie de l’Union européenne. Or, pour les personnes qui se battent pour la défense des droits de l’Homme et la démocratie, ceci est très anxiogène. Il y a, par ailleurs, une forme de réaction du côté des autorités turques qui estiment que la Turquie est traitée de manière inéquitable par l’UE. L’adhésion à l’UE est et reste l’objectif prioritaire du gouvernement turc mais quelques personnalités commencent à réfléchir à un autre scénario. Le ralentissement des négociations est enfin la manifestation la plus concrète de cet essoufflement, puisque pour la première fois, il pourrait ne pas y avoir, à l’issue de la présidence belge, d’ouverture de nouveaux chapitres, ce qui est évidemment très embêtant.
Côté européen, après la période critique engagée par Nicolas Sarkozy et Angela Merkel, tous deux hostiles à l’adhésion de la Turquie, on assiste depuis peu à un ressaisissement des partisans de l’adhésion. A l’image de la tribune commune ("Europe, Look Outward Again", 10 decembre 2010, New York Times) signée récemment par les ministres des Affaires étrangères de Suède, d’Italie, de Grande-Bretagne et de Finlande (Carl Bildt, Franco Frattini, William Hague and Alexander Stubb) qui appellent à une Europe de nouveau tournée vers l’extérieur, de nombreux responsables politiques, comme Chris Patten par exemple, recommencent à soutenir l’élargissement et le processus d’adhésion de la Turquie.
La réforme de la Constitution turque, approuvée par référendum le 12 septembre 2010, marque-t-elle une avancée importante dans le processus de démocratisation ?
L’adoption très large (à 58%) de ce paquet constitutionnel est une bonne nouvelle pour les autorités et les citoyens. Elle atteste de la volonté de la Turquie de poursuivre sur le chemin de l’Etat de droit. Le fait notamment qu’à travers cette réforme, le pouvoir civil s’impose au pouvoir militaire est un point décisif. Mais il ne s’agit que d’une première étape qui appelle d’autres réformes. Il convient à présent de lancer un processus permettant l’adoption d’une nouvelle Constitution. Il sera alors très important que les autorités s’attachent à construire du consensus politique et du débat public, ce qui a clairement fait défaut dans le cadre de cette réforme constitutionnelle. D’une part, la posture de l’opposition a été très "politicienne", ne laissant aucune prise possible pour un débat constructif. D’autre part, on ne peut pas considérer que la volonté de compromis constituait un élément dominant dans les propositions du gouvernement.
Cette réforme a fait l’objet de vives critiques au sein du pouvoir judiciaire et de la part de l’opposition qui a dénoncé une nouvelle étape dans l’islamisation des institutions et de la société. Observez-vous ce phénomène ?
Il n’y a pas de nouvelle étape car il n’y a jamais eu d’étape. La théorie selon laquelle l’AKP (ndlr : Parti pour la justice et le développement, fondé par Recep Tayyip Erdogan, Premier ministre depuis 2003) aurait un agenda caché qui viserait à islamiser les institutions n’est que pure spéculation et ne correspond à rien dans la réalité. C’est une manière politicienne, inadéquate et non recevable de critiquer le gouvernement et sa politique. Il y aurait pourtant beaucoup de prises possibles pour la critique, mais prétendre à l’islamisation des institutions c’est agiter un chiffon rouge. Le problème de l’AKP est, finalement, d’être trop dominant dans le champ politique et d’avoir face à lui des formations trop inconsistantes. J’entends aujourd’hui que le CHP (ndlr : Parti républicain du peuple, principal parti d’opposition, social-démocrate, dirigé depuis mai 2010 par Kemal Kilicdaroglu et fondé par Kemal Atatürk) est en train de se réformer en profondeur, c’est une bonne nouvelle pour la démocratie. Le véritable enjeu est bien de vivifier l’espace politique turc. L’islamisation des institutions ou de la société est pour moi hors sujet.
Quelle est la situation au niveau du respect des droits de l’Homme et plus particulièrement de la liberté d’expression ?
La situation au niveau de la liberté d’expression est toujours très inquiétante. Il y a d’importants problèmes qui sont, par exemple, dus à la référence dans la constitution à l’identité turque, qui est le prétexte à de nombreux procès (ndlr : Dont celui en 2005 d’Orhan Pamuk, prix Nobel de littérature (2006), accusé de "dénigrement de l’identité turque" ou en 2009 de l’écrivain Nedim Gürsel accusé d’avoir "dénigrer les valeurs religieuses de la Turquie"), ou à la loi antiterroriste qui criminalise des militants. C’est également le fonctionnement de la justice qui est en cause. Le procès des "réseaux occultes" (ndlr :Procès du réseau ’Ergenekon’ qui s’est ouvert le 20 juillet 2010), accusés de conspirer contre l’Etat , ne semble pas se dérouler dans les conditions d’un procès équitable tel que garanti par le droit international. De vieux réseaux continuent à agir au sein de la magistrature et nuisent à l’indépendance de la justice. Il y a de plus une profusion de procès et d’intimidation contre les médias. Enfin, le fait que la question kurde n’ai pas encore trouvé de solution politique globale est extrêmement dommageable.
Le dernier rapport de Reporters sans frontières lance un signal d’alarme quant à la situation "désastreuse" de la liberté de la presse et d’expression en Turquie . Je prends tout cela très au sérieux car c’est toute l’architecture démocratique du pays qui est en jeu.
Depuis décembre 2006, l’Union européenne a décidé de bloquer l’ouverture de 8 chapitres d’adhésion suite au refus de la Turquie d’ouvrir ses ports et ses aéroports à la République de Chypre (non application du Protocole d’Ankara de 2005), qu’elle ne reconnait toujours pas. La situation a-t-elle évolué ? Quelles sont les perspectives ?
La situation a évolué dans le sens où après son élection à la Présidence de la République, Nicolas Sarkozy a trouvé judicieux de fermer 4 chapitres supplémentaires (ndlr :Chapitres qui concernent la politique économique et monétaire, la politique régionale, les provisions budgétaires et financières, l’agriculture et le développement rural). Cela contribue largement à l’essoufflement du processus d’adhésion en cassant complètement la dynamique de négociation. Il est donc urgent de lever les verrous posés par quelques Etats membres (ndlr : Chypre, l’Allemagne et l’Autriche ont également décidé de bloquer des chapitres) pour des raisons de politique intérieure. Il est de même absurde que l’Union européenne qui passe son temps à parler de libertés fondamentales ou d’indépendance de la justice, décide de bloquer les deux chapitres qui traitent de ces questions et qui pourraient réellement permettre à la Turquie d’avancer (ndlr : en 2007, la Commission a recommandé de ne pas poursuivre les négociations dans les domaines de la justice et des droits fondamentaux).
Les responsabilités de ce blocage sont, à mon avis, partagées. D’un côté l’UE ne respecte pas son engagement à commercer directement avec la partie Nord de Chypre (ndlr : officiellement République turque de Chypre Nord, uniquement reconnue par la Turquie) malgré le règlement de la Commission européenne et les conclusions du Conseil de 2004. De l’autre, la Turquie refuse d’ouvrir ses ports et aéroports à la République de Chypre. La Commission européenne a raison de mettre la pression sur la Turquie pour qu’elle respecte le Protocole d’Ankara, mais nous serions plus à l’aise pour exercer cette pression, si nous étions nous même capables de tenir nos promesses.
Pour que la situation évolue, il faudrait soit un accord global sur la réunification de Chypre, soit une volonté réciproque de l’UE et de la Turquie de régler ces contentieux. On pourrait également attendre un momentum politique en Turquie, mais celui-ci n’interviendra pas avant les élections législatives du mois de juillet, compte tenu de la sensibilité de l’opinion publique aux questions d’ordre national.
L’affirmation de la diplomatie turque au Moyen-Orient, en direction de l’Iran et plus généralement sur la scène internationale se fait elle à contre-sens des positions défendues par l’UE ? La Turquie est-elle en train de tourner le dos à l’Europe et à l’Occident ?
C’est une vue de l’esprit. Certaines personnes portent des lunettes qui divisent le monde en deux : l’Occident et le monde musulman. Non seulement le monde n’est pas fait ainsi mais la politique de la Turquie dénie cette vision dichotomique. La Turquie a simplement une volonté d’exister, pas seulement dans son voisinage, à l’échelle régional, mais au niveau mondial. On a vu, en effet, qu’elle était capable de tisser des relations solides avec le Brésil ou la Russie et de peser au niveau des instances internationales. Sa politique est cohérente et a une certaine efficacité. Après que les Européens aient crié à l’islamisation de la politique étrangère de la Turquie du fait du dialogue instauré avec l’Iran dans le dossier du nucléaire, tout ce beau monde va se retrouver à Istanbul au mois de janvier pour tenter de faire avancer les négociations (ndlr :Après s’être retrouvés à Genève, le 7 décembre, pour la première fois depuis 14 mois, les Six - cinq membres permanents du Conseil de sécurité de l’ONU : Etats-Unis, Russie, Chine, France et Grande-Bretagne, plus l’Allemagne - et l’Iran, avec la Haute représentante de l’UE Catherine Ashton, ont décidé de poursuivre le dialogue sur le nucléaire lors de discussions prévues fin janvier à Istanbul).
J’espère donc qu’il y a une prise de conscience au niveau européen. Plutôt que de dénoncer une politique étrangère qui ne serait pas dans sa ligne, l’Union européenne devrait au contraire chercher à s’appuyer sur les capacités diplomatiques de la Turquie. Et ceci tout en restant vigilante, car le régime iranien est clairement infréquentable. Il faut s’attacher à tirer un maximum de bénéfices de la capacité de la Turquie à dialoguer avec des régimes très différents car quelle est l’alternative à une sortie négociée du conflit sur le nucléaire iranien ? La guerre !
A quelle échéance pourrait-on voir les négociations d’adhésion bouclées ? Etes-vous favorable à terme à cette adhésion ?
J’aimerais que l’Union européenne fasse au plus haut niveau une déclaration selon laquelle, une Turquie démocratique, respectant les droits de l’Homme et l’acquis communautaire à toute sa place dans l’Union européenne. Si une telle déclaration était affichée, le processus de négociation serait considérablement dynamisé et l’échéance de l’adhésion pourrait être fixée. En l’état des négociations, il est très difficile de répondre à cette question.
Je suis personnellement très favorable à l’adhésion d’une Turquie démocratique à l’UE. Qu’il aboutisse ou non à une d’adhésion, le processus doit être juste. Chacun doit parfaitement respecter l’autre. C’est pourquoi je me félicite du regain d’intérêt et des prises de positions publiques en faveur de l’adhésion de la Turquie car cela permet d’afficher un positionnement très clair de l’UE.
Que répondez-vous à ceux qui estiment que l’intégration de la Turquie dans l’UE mettrait fin au projet d’unification politique et engendrerait des dysfonctionnements institutionnels ou des déséquilibres trop importants ?
La notion de "capacité d’absorption" de l’UE est nécessairement contingente, temporaire et liée aux structures en place. Il revient à la Commission de préparer en amont l’effectivité des futures adhésions au regard du fonctionnement des institutions européennes et de leur capacité à poursuivre des politiques communes ambitieuses. Il s’agit là d’une évidence dont la préparation et le succès ne sont pas opposables aux pays candidats mais relèvent bien de la responsabilité européenne. Et pour l’heure, le défaut de vision et de volonté d’anticiper et d’organiser une UE qui soit ambitieuse dans ses politiques et unifiée politiquement avec la Turquie en son sein est palpable.
Par ailleurs, nous n’avons malheureusement pas besoin de la Turquie pour constater les dysfonctionnements de l’UE. L’Union européenne est, aujourd’hui, incapable de prendre les décisions qui s’imposent face à la crise financière, budgétaire et économique. Or la Turquie n’est pas encore dans l’UE. Nous n’avons pas observé de mouvement d’unification ni d’européanisation. Nous assistons plutôt à un processus de repli national. Les cauchemars que l’on projette donc dans la perspective d’une adhésion de la Turquie sont déjà bien réels.
Il y a bien entendu des personnalités qui prônent l’intégration de la Turquie pour de mauvaises raisons, mais ce n’est pas un argument pour abandonner cette perspective et un projet ambitieux pour l’UE. Je crois au contraire qu’en étant frileux sur l’adhésion de la Turquie - pour des raisons qui ne sont jamais explicitées mais dont on entend quand même que si le pays n’était pas musulman, le débat serait un peu différent - on est en train de faire sombrer le rêve et le projet européen fondé sur l’égalité, la non-discrimination, le sécularisme et la démocratie. Certaines réticences à cette adhésion sont donc totalement contre productives et ne font qu’alimenter les positions des fossoyeurs du projet européen.
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