En tant que membre du Directoire de la Banque centrale européenne (BCE) (1998-2005), Tommaso Padoa-Schioppa participait le 24 septembre 2001 à une conférence organisée par la Commission européenne et la BCE sur les paiements en euros dans le marché unique, à 99 jours de la mise en circulation de la monnaie unique. © Union européenne
Economiste de renom internationale, père de l’union économique et monétaire, ancien ministre et grand humaniste, Tommaso Padoa-Schioppa est décédé le 18 décembre 2011. Ses réflexions sur la construction européenne et la crise constituent une formidable source d’inspiration pour tenter de surmonter les défis actuels.
Economiste de renom internationale, père de l’union économique et monétaire, grand intellectuel et humaniste, Tommaso Padoa-Schioppa est décédé le 18 décembre 2011, à 70 ans, d’une crise cardiaque (voir parcours ci-dessous). Cette mort subite constitue une immense perte pour l’Union européenne qui, confrontée à une crise engageant son avenir et son existence même, avait tant besoin de la clairvoyance et de la sagesse de ce grand Homme. Outre l’action et la réflexion qu’il conduisait à la tête de Notre Europe, il avait accepté en août dernier d’être le conseiller du Premier ministre grec (pour les questions macroéconomiques, bancaires, la politique fiscale, et la gestion de la dette), Georges Papandréou. Interrogé sur les motifs qui l’ont poussé à accepter cette mission il répondait : "J’ai l’impression que la bonne solution au problème grec n’est pas seulement cruciale pour le pays mais pour l’Union européenne toute entière." (Interview accordée le 21 octobre 2010 au journal Ethnos)
Tommaso Padoa-Schioppa nous avait fait l’honneur de sa présence lors de certains de nos débats, venant partager avec les membres du Cercle des Européens son analyse de la crise économique et financière. Nous souhaitons aujourd’hui rendre hommage à cet infatigable et ardent défenseur de l’Europe, en rappelant quelques lignes de force de sa pensée. Elle constitue plus que jamais une formidable source d’inspiration pour tenter de surmonter les défis actuels.
Une leçon d’humanisme
Dans son dernier ouvrage qui prend la forme d’entretiens sur le "Grand Krach" (Contre la courte vue. Entretiens sur le Grand Krach, Odile Jacob, 2009), Tommaso Padoa-Schioppa se dresse contre "la courte vue" qui constitue à ses yeux l’une des causes profondes de la crise que traverse le monde depuis 2008. Reprenant ainsi un concept présent dans la Comédie de Dante, il invite les responsables politiques et économiques ainsi que nous-mêmes, en tant que citoyens et individus, à prendre le temps de la réflexion, à remettre de la profondeur de vue dans nos jugements et actions. La pensée de Tommaso Padoa-Schioppa dépassait de loin les seuls domaines de l’économie, de la finance ou de l’intégration européenne. C’est plus largement une leçon de vie et d’humanité qu’il nous transmettait en filigrane de ses analyses. "Au plus profond de notre comportement, on doit toujours avoir une idée de l’homme et de ce qui est bien", écrivait-il en conclusion d’un article sur l’Union européenne face à la crise (Face à la crise, quelle pertinence pour l’Union européenne ?, Revue Esprit, juin 2009).
L’Union européenne menacée par le "chacun pour soi"
Cette vision à court terme qui caractérise le fonctionnement des marchés, mais aussi l’action gouvernementale, la vie politique, voir les choix des ménages, se manifeste également au sein du processus d’intégration européenne par une logique de défense des intérêts nationaux et de repli national. Tommaso Padoa-Schioppa décrivait ainsi les blocages européens et les faibles progrès de l’Union dans des domaines aussi cruciaux que l’énergie, la recherche, les transports ou l’environnement : "Cela a été empêché par le conflit d’intérêts qui paralyse le conseil des ministres de l’Union. Cette institution devrait décider pour l’Europe, mais ses membres – pour qui la source du pouvoir (ou, pour mieux dire, de l’apparence du pouvoir) est dans leurs pays respectifs – ont préféré maintenir la prédominance de la part nationale. On reproche souvent à la Commission de ne pas faire de propositions assez courageuses ; c’est souvent vrai, mais la responsabilité principale repose sur le cartel des nationalismes qui se réunit sous le nom de conseil des ministres." (Ibid.) Faisant plus directement à la gestion de la crise économique et financière il lançait ensuite en guise avertissement : "La méthode du "chacun pour soi" est non seulement inefficace mais aussi dangereuse."
Pour l’ancien Ministre italien de l’Economie et des Finances, l’Union européenne se situe a un tournant de son histoire : soit la crise permet de "nous rapprocher d’une Europe achevée" soit elle conduit à la "désagrégation". "Les deux scénarios sont possibles, et l’on oscille aujourd’hui entre eux. Une crise économique et financière de cette gravité ne pourra que difficilement laisser intact le statu quo institutionnel actuel."
C’est en effet un constat très critique que dresse Tommaso Padoa-Schioppa sur l’état de l’unification européenne. Celui qui a décrit les faiblesses de l’euro en une formule devenue célèbre – "une monnaie sans Etat" – estimait en 2009 que l’Union européenne est "un sujet politique inachevé et même inexistant en matière de politique économique, et de la politique tout court. (…) Cette crise révèle l’état d’inachèvement de l’Union".
Unification européenne et ordre global
Malgré ce constat, Tommaso Padoa-Schioppa était fondamentalement un optimiste, guidé par une conviction sans faille que la construction fédérale de l’Europe constitue l’unique réponse aux défis économiques et politiques internes ainsi qu’à l’instabilité du monde. "De la même manière que le modèle de l’État-nation s’est diffusé dans le monde, y compris en s’imposant sur des continents auxquels la réalité historique de la nation était étrangère, l’Europe pourrait aujourd’hui proposer au monde le modèle communautaire, indispensable pour défendre les intérêts communs à la planète et pour gouverner ce domaine où "public" est synonyme de "global". L’Europe possède la formule et pourrait avoir la force de pousser vers un perfectionnement des structures de l’après-crise et de faire avancer une conception "kantienne" de l’ordre international." Si cette affirmation peut paraître en décalage par rapport aux difficultés actuelles de l’Union européenne à peser sur la scène internationale – que ce soit dans les négociations climatiques, commerciales, monétaires ou dans le domaine diplomatique - elle constitue avant tout un appel à la confiance des Européens dans leur projet politique et leurs valeurs, qui mérite d’être porté haut. L’Union européenne facteur de stabilisation et de progrès dans le monde ? Voici un nouveau récit mobilisateur adapté aux défis de notre siècle.
L’illusion du pouvoir national
Ce retour à la confiance semble d’autant plus crucial que la montée des populismes et des nationalismes - fondés sur des discours protectionnistes, identitaires, xénophobes ou antieuropéens et qui se nourrissent de la crise et des lacunes de l’Union - constituent des menaces extrêmement sérieuses pour la stabilité politique européenne. Conscient de ces enjeux, Tommaso Padoa-Schioppa avait placé la dénonciation de "l’illusion du pouvoir national" au cœur de son discours : "La seule manière de retrouver une souveraineté est de la partager et de la recomposer à un niveau cohérent avec la dimension du problème à résoudre. Pour l’Europe, ce fut un passage très contesté, surtout dans les pays comme la France qui ont un orgueil national. Mais c’est une illusion de croire que mettre une limite à la souveraineté nationale est une perte irréparable d’identité. La survie dépend de notre capacité à y renoncer." (L’Europe face à la crise, Gouvernance, n°73, septembre 2010). Une déclaration à inscrire au fronton des institutions européennes et de nos gouvernements nationaux.
Parcours
En Italie
1968 : Entre en tant que fonctionnaire à la Banque centrale italienne (la Banca d’Italia)
1984-1997 : Directeur général adjoint à la Banca d’Italia
1997-1998 : Président de la Commissione Nazionale per le Società e la Borsa (CONSOB), l’Autorité des marchés financiers italienne.
2006-2008 : Ministre de l’Economie et des Finances au sein du gouvernement de Romano Prodi.
Au niveau européen
1979-1983 : Directeur général pour les Affaires économiques et financières à la Commission européenne. C’est à ce poste qu’il commence à porter le projet d’union monétaire européenne
1988-1989 : Co-rapporteur du "Comité Delors", alors Président de la Commission européenne (Comité pour l’étude de l’Union économique et monétaire créé à l’issue du Conseil européen de Hanovre),
1988-1991 : Président du Comité Consultatif Bancaire de la Commission des Communautés européennes (1988-1991) (Ce Comité - devenu en 2005 Comité bancaire européen - remplit des fonctions de comitologie et de conseil concernant des questions relatives aux activités bancaires. Il est composé de représentants de haut niveau des Etats membres et est présidé par un représentant de la Commission.)
1998-2005 : Membre du premier Conseil d’Administration de la Banque Centrale européenne (BCE)
2005-2010 : Président de Notre Europe et de Promonty Europe (cabinet de Conseil en services financiers)
2010 : Conseiller auprès du Premier ministre grec, Georges Papandréou
Au niveau international
1993-1997 : Président du Comité de Bâle sur le Contrôle Bancaire
2000-2005 : Président du Comité sur les systèmes de paiement et de règlement au niveau du G10 (Comité qui réunit les représentants des banques centrales du G10)
2007-2008 : Président du Comité ministériel du Fonds Monétaire International
2010 : Président de la International Financial Reporting Standards (IFRS) Foundation